CADRES: la Cour de cassation saisie sur le forfait-jour
Si comme le craignent les juristes, la Cour de cassation invalide
prochainement le régime du forfait-jour, les entreprises pourraient avoir à rembourser des millions d'heures supplémentaires. Explications.
Près d'1,5 million de
salariés sont soumis au régime du forfait-jour.
Depuis plusieurs
semaines, ils planchent tous sur le délicat dossier du forfait-jour.
Mercredi la Cour de cassation doit examiner le cas d'un cadre commercial, qui après la rupture de son contrat de travail en 2006, demande le remboursement de ses heures supplémentaires.
Si la plus haute cour de
justice venait à lui donner raison en invalidant le principe même du forfait-jour, près d'1,5 million de salariés pourraient venir réclamer le remboursement de leurs heures sup.
De quoi agiter les entreprises, et leurs conseils juridiques...
Le forfait-jour, c'est quoi? >
C'est un régime qui a été créé par la loi Aubry de 2000
sur les 35 heures.
Il s'applique aux cadres
autonomes dans l'organisation de leur emploi du temps et aux salariés dont la durée du travail ne peut être prédéterminée.
En raison de cette
particularité, les salariés en forfait-jour échappent au respect des durées légales du travail (10 heures par jour, 48 heures par semaine ou 44 heures en moyenne sur 12 semaines).
Seules les durées
minimales de repos s'appliquent: 11 heures par jour et 35 heures consécutives par semaine.
Pourquoi est-il remis en cause ? >
Il pourrait être contraire aux normes européennes.
La Charte européenne des
droits sociaux prévoit en effet que la durée de travail "ne doit pas être déraisonnable".
Or théoriquement les
salariés en forfait-jour sont susceptibles de travailler jusqu'à 78 heures par semaine.
A quatre reprises, le
Comité européen des droits sociaux (CEDS) -questionné par la CGT et la CGC- a jugé qu'avec ce régime, la France violait la Charte européenne des droits sociaux.
Jusqu'à présent le
gouvernement ne s'en est guère inquiété. De fait la violation de la Charte, d'application obligatoire, n'est assortie d'aucune sanction en droit européen, et les décisions du CEDS n'ont pas la
force juridique de celles de la Cour européenne de justice.
Mais cette fois c'est la
Cour de cassation elle-même qui a été saisie sur cette affaire. Si elle le décidait, elle pourrait donc rendre obligatoire en France l'application de la Charte et invalider de fait le
forfait-jour.
Quelles seraient les conséquences d'une invalidation par la Cour de cassation? >
Potentiellement près d'1,5 million de salariés sont concernés.
Si le forfait-jour était
jugé contraire aux normes européennes, les entreprises pourraient être obligées de rembourser leurs heures supplémentaires à tous les salariés en forfait-jour, et ce sur les 5 dernière années
(délai de prescription).
Encore faudrait-il que ces mêmes salariés viennent demander leur dû en justice.
Vu les sommes en jeu,
cela est à craindre.
Théoriquement en effet,
les salariés en forfait-jour peuvent avoir travaillé chaque semaine 42 heures de plus qu'un salarié lambda.
Si l'on s'en tient à une
moyenne de 10 heures de plus par semaine, on obtient déjà 270 heures supplémentaires à payer rétroactivement par an.
Un chiffrage de toutes
façons très difficile à établir puisque le forfait jour ne prévoit pas le décompte des heures.
C'est d'ailleurs l'une
des difficultés à laquelle seraient confrontés les juges : comment chiffrer des heures supplémentaires qui n'ont pas été comptabilisées au fur et à mesure?
Sur ce point, la Cour de
Cassation est plutôt laxiste.
Dans un arrêt de 2010,
la Chambre sociale estimait qu'un décompte établi au crayon par un salarié suffisait à prouver les heures supplémentaires.
Selon certains avocats
néanmoins, le risque d'un déferlement devant les tribunaux ne serait pas à craindre, la plupart des salariés n'ayant pas les moyens de prouver le nombre d'heures supplémentaires accomplies sur
les 5 dernières années.
Et pour l'Etat ? >
En cas d'invalidation, tout serait à revoir : la loi, les conventions collectives prévoyant le recours au forfait annuel en jours ... Un imbroglio juridique fortement redouté des avocats
d'employeurs, mais surtout des entreprises elles-mêmes.
Dans un
récent article du Monde, Jean-Eudes du Mesnil, secrétaire
général de la CGPME s'émouvait des conséquences d'une éventuelle invalidation sur la stabilité juridique.
"Les contentieux vont se
développer, observait alors Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation.
Dans ce contexte, soit
nous ne soulevons pas la question de la licéité du forfait-jour. S'annoncent alors deux années d'instabilité juridique, car les juges prendront des décisions différentes jusqu'à ce qu'une affaire
arrive jusqu'en cassation.
Soit nous estimons que
les éléments de droit sont connus et qu'il vaut mieux ne pas attendre.
" Autre risque pour
l'Etat, celui que les entreprises se retournent contre lui pour avoir adopté une législation contraire au droit européen.
Est-ce la fin du forfait-jour?
Difficile à dire pour le moment. Pour l'heure les magistrats ont toujours débouté le cadre commercial.
Mais cette fois-ci, la Cour de cassation pourra éventuellement statuer sur la licéité même du forfait-jour, quitte à mettre sa décision en délibéré pour quelques
semaines.
De l'avis des
observateurs en tous cas, il est peu probable que la Cour de Cassation invalide totalement le dispositif.
Il serait plutôt préférable, selon eux, qu'elle se borne à l'encadrer davantage.
"Je ne peux pas croire
qu'elle va invalider dans son principe tout le système du forfait-jour", estime Anne Boileau, avocate en droit social, auprès de l'AFP.
Pour elle, une
invalidation irait d'ailleurs "beaucoup plus loin" que ce que réclame le CEDS qui veut un meilleur encadrement mais ne remet pas en cause le principe même du forfait.
Le
9 juin 2011